SENSUALITE (Extrait 25)

Une pluie fine, légère comme la brume, envahissait l'air. Le temps d'arriver jusqu'à son atelier, son visage ruisselait, des gouttelettes s'étaient formées au bout de ses cils et ses cheveux, qu'elle n'avait pas pris la peine d'attacher, s'affichaient maintenant en crinière folle et bouclée. Elle s'empressa de les sécher avec une serviette pour éviter d'attraper la mort, prépara du thé et alla s'installer à sa table de travail située devant la verrière, face au petit jardin attenant. Elle resta là à rêvasser, regardant les gouttes d'eau glisser lentement le long de la vitre. Elles ne semblaient pas pressées. Elle accorda son esprit à ce cheminement tranquille. C'était comme si elle se trouvait à l'intérieur d'une pièce de verre. Tout s'illuminait autour d'elle. De son œil aiguisé, elle captait les éclats de couleur que renvoyait la lumière cotonneuse de ce matin bruineux. Bulle avait cette capacité de voir des arcs-en-ciel là où les autres ne voyaient que la pluie. Il se mit à pleuvoir d'une façon plus soutenue. À cette danse colorée qu'elle contemplait s'ajoutait maintenant la mélodie des perles d'eau tintant sur tous les supports qu'elles rencontraient. Cela lui rappela son rêve. Lorsque la sonnerie du téléphone retentit, elle sursauta puis ne put s'empêcher de sourire ; ses évasions mentales la transportaient parfois si loin de tout... À l'autre bout du fil, une voix à la fois timide et exaltée lui souhaita le : bonjour madame, comment allez-vous ? Avant même que son interlocuteur se présente, elle reconnut son client. Elle lui répondit si spontanément qu'ils ne s'encombrèrent pas plus des civilités et entrèrent directement dans le vif du sujet. Il ne voulait surtout pas la presser, il voulait juste savoir comment se passait la réalisation de sa commande. Pensait-elle avoir trouvé de quoi satisfaire sa demande un peu spéciale ? Et aussi, prenait-elle du plaisir dans cette création ? À cette dernière phrase, elle sourit. Cet homme était vraiment renversant. Une belle œuvre ne lui suffisait pas ; il voulait aussi y voir l'âme de son créateur. Mais cela ne l'étonnait qu'à moitié. Dès leur première entrevue, elle avait senti qu'il était spécial. Elle l'informa qu'elle touchait à la fin de son travail. Une dernière pièce devait être posée. Elle lui raconta qu'elle avait fini par dénicher ce détail qui allait, elle le pensait, faire toute la différence. Il y eut quelques minutes de silence à l'autre bout du fil où Bulle entendit toute l'émotion du vieil homme. Elle pouvait l'imaginer comme s'il avait été en face d'elle. Elle entendait la buée qui envahissait ses yeux clairs, elle entendait le tremblement de ses doigts enserrant le combiné du téléphone, elle entendait son vieux cœur fatigué se mettre à sautiller comme un enfant joyeux, puis elle entendit ses lèvres s'entrouvrir dans un sourire de soulagement. « Je suis sûr que je ne serai pas déçu, finit-il par dire. C'est pour ça que vous ai choisie, vous, et pas le premier artisan verrier venu. Je ne vous l'ai peut-être pas dit, mais j'en ai consulté plusieurs avant vous. Bien souvent, à peine avoir mis un pied dans la boutique, je savais que je repartirais comme j'étais venu. Une fois ou deux, j'ai caressé l'espoir de trouver mon bonheur, mais lorsque j'essayais d'expliquer ce que je recherchais, on me regardait bizarrement, comme si je parlais un langage incompréhensible. Il n'y avait rien à tirer de là non plus. Puis je suis tombée sur vous... » Bulle rougit sous cette déclaration, car elle était touchée au plus profond d'elle. Elle sentait dans ces mots plus qu'un compliment comme elle avait parfois l'occasion d'en recevoir sur son travail. Non, c'était plus que ça. Ces louanges ne s'adressaient pas seulement à l'objet qu'elle avait créé. Elles magnifiaient son être tout entier, tout ce pour quoi son âme vibrait et dans son esprit, elle vit ses pas qui partaient du feu pour atteindre le feu.

A suivre...

KinouKachou - Août 2018