SENSUALITE (Extrait 26)

Elle se gratta la gorge afin d'atténuer son trouble, puis proposa au vieil homme de passer à l'atelier dès le début de la semaine suivante s'il le désirait. Elle serait en mesure ,à ce moment-là, de lui présenter le vitrail. Il la remercia vivement et répondit qu'il viendrait mardi en fin de matinée. Lorsqu'il raccrocha, elle se dit qu'il était temps de se mettre au travail. Elle retira le tissu qui protégeait la pièce en cours de réalisation et resta un moment à l'observer. Il ne restait pas grand-chose à faire, mais elle voulait prendre son temps. Elle savait qu'une fois la pierre de Lune incrustée il n'y aurait plus rien à ajouter. Elle voulait savourer ces derniers instants en compagnie de cette création qui attendait sa dernière caresse. Elle y avait vraiment mis toute son âme. Il faut dire que les mots que son client avait choisis pour exprimer ce qu'il attendait avaient suscité chez elle une attention particulière. Elle avait été émue par cet amour qui n'en finissait pas, un amour où subsistait encore un parfum de fleur. Délicatement, elle sortit du tiroir une petite pochette de velours, en détacha le lien qui l'enserrait et prit dans sa main la pierre de Lune qu'elle avait choisi avec soin. Elle lissa ses contours du bout des doigts pour s'imprégner de ses formes, la porta devant son œil pour en imprimer l'éclat laiteux, la respira tout en sachant qu'aucune senteur de rose ne s'en échapperait, puis elle l'approcha de ses lèvres et y déposa un baiser. Ce contact la fit frissonner. Elle pensa à cette femme qu'elle n'avait pas connue. Son époux enveloppait son souvenir d'une telle tendresse qu'elle-même se devait d'être respectueuse à son égard. Avec précision, elle approcha la pierre semi-précieuse du tableau. À l'instant où le joyau s'inséra dans l'emplacement qui lui était réservé, la composition tout entière sembla prendre vie. L'imagination de Bulle s'emballa une fois de plus, et elle reconnut là le souffle chaud des jours d'été qui caresse les pétales veloutés des roses. Ses doigts se promenaient à présent sur le tableau de verre, parcourant les différents reliefs comme on arpente une prairie vallonnée. Chaque passage sur le sertissage de plomb lui donnait la sensation de traverser un cours d'eau. Les yeux mi-clos, elle voyageait...

Elle sentit une larme rouler sur sa joue. Tout à son émotion, elle ne l'avait pas vu venir. Lorsqu'elle atteignit sa lèvre supérieure, elle la recueillit sur le bout de sa langue et fut étonnée d'y découvrir une saveur sucrée. Les larmes sont salées habituellement, songea-t-elle. Celle-ci avait un goût de jus de fruits. Une larme de fruit... pensa Bulle. Il fallait à présent consolider et rendre étanche l'ensemble. Bulle prépara le mastic en mélangeant du blanc de Meudon à de l'huile de lin auxquels elle ajouta quelques gouttes de siccatif puis l'appliqua sur le panneau à l'aide d'un pinceau brosse. Elle devait procéder par mouvements rotatifs pour bien infiltrer la pâte sous les ailes de plomb. Elle rabattit ensuite les plombs sur toute la surface et retira le surplus en brossant avec de la sciure de bois. Puis le tableau fut dégraissé avec un chiffon et un peu de blanc de Meudon et Bulle termina par un nettoyage méticuleux au produit à vitre. Son œuvre allait maintenant reposer à plat quelques jours. Elle pourrait être manipulée sans risque lors du passage de son client.

A suivre...

KinouKachou - Août 2018