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A Fleur de Mots

Littérature

SENSUALITE (extrait 32)

Avant que quatorze heures ne sonne, elles se hâtèrent de rejoindre la rue de la Prairie d'aval. Bulle n'était pas vraiment pressée, mais Chloé était attendue au salon. Sa pause déjeuner n'était que d'une heure et si elle ne voulait pas s'attirer les foudres de son employeur, elle devait être ponctuelle. Bulle s'exclama :« Mais tu n'as rien mangé ! » Chloé la rassura. Elle avait pris un bon petit déjeuner, comme tous les matins, et avec la quantité de cacahuètes et d'olives qu'elle venait d'engloutir au bar, elle tiendrait bien jusqu'à ce soir. Avant de s'engouffrer dans le salon de coiffure, elle claqua une bise sur la joue de sa nouvelle amie et lui rappela qu'elle comptait sur elle samedi. Il faisait beau et Bulle avait envie de marcher. Tout du moins, elle n'avait pas envie de rester enfermée à l'atelier. Elle ne savait trop où aller ; elle se sentait un peu déstabilisée. Qu'est-ce qui la mettait dans cet état ? Ses souvenirs d'enfance ? À moins que ce ne soit le fait qu'elle réalise qu'à part son travail qui la passionnait, il ne se passait pas grand-chose dans sa vie. Ses lèvres dessinèrent un sourire en coin voilé de mélancolie. Comme chaque fois qu'elle se perdait dans ses réflexions, elle marchait sans regarder où la guidaient ses pas. Elle se retrouva Place de la République. À hauteur du pont Haudaudine, elle bifurqua sur la droite pour rejoindre le quai longeant le bras de la Madeleine, puis elle réalisa qu'elle n'était qu'à une demi-heure du cimetière de la Miséricorde. Elle rebroussa chemin et s'engagea sur le pont pour quitter l'île de Nantes. Son estomac commençait à crier au secours. Rue Jean-Jacques Rousseau, elle entra au « Par Faim de Saveur » pour acheter une part de tarte aux légumes qu'elle dégusta tout en marchant. Lorsqu'elle arriva devant l'entrée du cimetière, elle marqua un temps d'arrêt. Cet endroit l'impressionnait beaucoup. Elle épousseta son blouson où quelques miettes s'étaient accrochées, passa une main dans ses cheveux pour rabattre une mèche rebelle, s'éclaicit la gorge et entra d'un pas solennel. La grande allée centrale était bordée de tilleuls et de cyprès. De chaque côté, une longue file de mausolées imposants abritaient les défunts des grandes familles nantaises. Dans ce vaste parc, que l'on nommait aussi le « Père-Lachaise nantais », reposait la grande bourgeoisie du dix-neuvième siècle ainsi que ses intellectuels, scientifiques et artistes. Les gens venaient ici pour se promener, visiter les tombes des célébrités disparues. Bulle trouvait cela bizarre de se balader dans un tel endroit. Et elle, pourquoi donc était-elle ici aujourd'hui ? Son travail qui était destiné à s'installer dans ce lieu ne réclamait pas sa présence avant jeudi. Lorsqu'elle atteint le tombeau de l'épouse de son client, elle se sentit aussi intimidée que si elle s'apprêtait à toquer à la porte d'une inconnue. Mais à sa surprise, cette porte lui parut grande ouverte. Silencieusement, elle s'adressa à la défunte qui semblait l'accueillir avec plaisir. Aucune photo ne montrait son visage, contrairement à la plupart des sépultures, mais elle put lire son nom sur la plaque mortuaire :

Josepha LE BIHAN, née JUBIN, 1931-2016

« Bonjour, madame Josepha. Je ne sais pas vraiment pourquoi je suis là ; ce n'était pas prévu. D'ailleurs, je m'excuse de n'avoir pas même une fleur à vous offrir ». Un souffle d'air fit voler quelques feuilles mortes et l'une d'elles se posa sur son pied. Bulle eut envie d'y voir un signe et, encouragée, continua sa conversation silencieuse. Elle exprima son plaisir et son honneur de travailler à embellir la demeure de la dame et assura qu'elle y avait mis toute son âme. Dans ce recueillement, elle ressentit la douceur de quelque chose qui l'enveloppait tout entière. Elle regarda furtivement sa main, mais cette sensation ne venait pas de là. Son rêve n'avait pas emboîté ses pas jusqu'ici. Pour atténuer son trouble, elle s'approcha de la stèle, tentant de se représenter le vitrail installé dans l'ouverture prévue à cet effet. Elle pria de tout son cœur pour que son inspiration ait vu juste et qu'elle soit en accord avec l'intensité que réclamait une telle parure. L'inconnue qui gisait là sous son manteau de granit avait bien de la chance d'avoir rencontré un amour qui survivait par-delà les frontières de la vie.

A suivre...

KinouKachou - Septembre 2018

 

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