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A Fleur de Mots

Littérature

L'ATTENTE (Extrait 28)

Ferdinand Le Bel se réveilla tôt. À peine six heures ! Le petit déjeuner n’était servi que vers sept heures trente. Il resta un moment allongé dans son lit, à ne penser à rien si ce n’est à pas grand-chose, espérant que Morphée lui accorderait un petit supplément. Mais le sommeil se refusa et il finit par s’asseoir, le dos bien calé sur son oreiller. Il saisit son livre sur la table de nuit — le même depuis des mois — dans lequel il avait l’habitude de puiser au hasard une parole. Ce livre lui avait été offert par un des ouvriers avec qui il avait travaillé, il y avait de cela bien des années. Yacine était d’origine berbère et lisait cet ouvrage quand ils échangèrent quelques mots la première fois. C’était pendant les vendanges. À l’heure de la pause, le jeune homme s’était retiré à l’ombre et tenait dans ses mains le livre ouvert. En voyant le titre Le Prophète, Ferdinand Le Bel lui avait demandé si c’était un livre religieux. Yacine lui répondit que c’était plutôt un recueil de sagesse, et pour appuyer ses dires il lui avait lu à haute voix ce passage : Du temps vous voudriez faire un fleuve sur la berge duquel vous seriez assis pour le regarder couler. Pourtant, ce qui est éternel en vous connait l’éternité de la vie. Et il sait qu’hier n’est que le souvenir d’aujourd’hui et que demain est son rêve. A ce jour, Ferdinand Le Bel connaissait ces trois phrases par cœur pour les avoir répétées maintes fois dans son esprit. À la fin des vendanges, Yacine annonça qu’il rentrait au pays, et avant de partir, il lui offrit l’œuvre de Khalil Gibran. Ferdinand Le Bel l’avait conservé durant toute sa vie. Ses doigts écartèrent les feuilles d’un geste confiant et la page douze se présenta. L’auteur, à propos de la Parole, disait : La pensée est un oiseau de l’espace, qui dans une cage de mots peut certes déplier ses ailes, mais ne peut voler. Il rajoutait à la fin : Laissez la voix de votre voix parler à l’oreille de son oreille ; car son âme retiendra la vérité de votre cœur, comme le goût du vin persiste dans la bouche, alors que sa couleur est oubliée, et que le flacon n’est plus. Il referma le livre, regarda le réveil, en déduisit que Mademoiselle Sandrine ne viendrait pas avant un bon moment, et décida de se lever pour se préparer un café soluble. Il n’aimait pas trop ça, mais dans des cas comme celui-ci, il pouvait bien faire un effort. Il commençait à avoir faim et une boisson chaude lui ferait du bien. Il enfila ses pantoufles et se dirigea vers la kitchenette en trainant la savate. Il prit la casserole, s’approcha de l’évier et ouvrit le robinet. L’eau se mit à chanter en coulant dans le bac en aluminium et Ferdinand Le Bel se laissa charmer par sa mélodie. Son regard était captivé par cette longue colonne fluide qui ruisselait et formait une petite flaque au fond de la vasque. Des gouttelettes s’en échappaient en rebondissant joyeusement pour se jeter contre les parois et se laisser glisser en se tortillant de plaisir.

 

A suivre...

 

KinouKachou Mai 2017

 

 

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